
La Tate Britain, à Londres, a récemment inauguré au sein de la galerie monumentale Duveen la nouvelle installation de Hew Locke, The Procession. Cette œuvre commissionnée par le musée met en scène près de 150 personnages unis dans un élan coloré, puissant et émouvant. Il s’agit du projet le plus ambitieux de Locke à ce jour, mêlant en une même installation les thèmes récurrents de sa carrière.
« Ce que j’essaie de faire est de mêler les idées d’attraction et d’inconfort dans mon travail – coloré et attirant, mais étrangement, effroyablement surréel en même temps. » [1],
Hew Locke
La Procession voyage dans le temps et tisse des liens entre les époques. Son histoire commence avec l’architecture et l’histoire de la galerie elle-même et de son fondateur, Henry Tate, qui fit fortune au XIXème siècle dans le raffinage du sucre. Chaque personnage transporte son bagage historique et culturel, tout comme le visiteur que nous sommes.

Au fil des salles, des enfants, des femmes et des hommes de tout âge traversent les époques, les géographies et les cultures. Leur défilé évoque tour à tour le sacré, la joie, le deuil, l’oppression et la liberté. Il s’agit d’un pèlerinage, d’une migration, d’un carnaval ou d’une manifestation. Le visiteur déambule avec les personnages de Locke, plongeant petit à petit dans les détails de son travail.

L’héritage du carnaval
Le travail de Locke est marqué par les influences des cultures Indiennes et Indo-caribéennes. On croise au sein de cette procession les personnages récurrents du carnaval caribéen : Mother Sally, représentation de la fertilité féminine, avec sa grosse poitrine et son gros derrière, Midnight Robber, reconnaissable grâce à son grand chapeau noir, Pitchy Patchy et son costume coloré, dont le rôle est de maintenir l’ordre dans le carnaval, et Sailor Mas, inspiré des marins anglais, français et américains. Chacun a son histoire, et est dépeint différemment selon les îles. La plupart des personnages semblent masqués, à moins qu’ils ne profitent du carnaval pour dévoiler leur vrai visage.

Commerce post-colonial
Depuis 2009, Locke collectionne et peint les certificats d’actions émis par d’anciennes sociétés coloniales, aujourd’hui éteintes (série Share). Véritable fenêtre sur l’histoire, ces bons illustrent les jeux de pouvoirs et d’argent des derniers siècles. Certains sont reproduits sur les vêtements portés par les processionnaires, tel que le titre de la West India Improvement Company.
Basée en Jamaïque, cette société avait été créée en 1889 à New York pour acquérir et développer les voies de chemin de fer ainsi que de larges bandes de terre de l’île. Locke y a peint une grappe de bananes dont dépassent la tête et les mains de l’esprit de l’homme-oiseau, une statue en bois sculptée par les Taino – l’ethnie autochtone issue de la tribu des Arawaks, qui peuplait les Antilles lors de l’arrivée des Européens au XVème siècle. Ces sculptures précoloniales avaient été découvertes en Jamaïque en 1792 et rapportées au UK. Elles faisaient partie de la collection assemblée par William Ockleford Oldman, un marchand d’art britannique du XIXème siècle et l’une d’elles figure actuellement au British Museum. Ces statues sont aujourd’hui réclamées par le gouvernement jamaïcain.

Les fantômes de l’esclavage
Sur l’un des drapeaux tenus par un processionnaire, on peut voir la photographie en noir et blanc de travailleurs noirs dans une plantation sucrière. Accolé à cette image figure le bon au porteur de la Black Star Line, une société de transport maritime co-fondée par l’activiste et entrepreneur jamaïcain Marcus Garvey, également fondateur en 1919 de la Universal Negro Improvement Association. La Black Star Line reste un symbole fort pour les Panafricanistes, bien que les idées radicales de Garvey aient parfois été controversées.

La statue de la Reine Victoria à Georgetown, en Guyane, porte une lourde histoire, qui a marqué Locke. Commissionnée en 1887 à l’occasion de jubilée de la Reine, dynamitée en 1954 en signe de protestation anticolonial, déplacée au fond du Jardin Botanique en 1970, puis de nouveau érigée en 1990 en face de la Court Supreme de Justice de Goergetown, elle a de nouveau été vandalisée en 2018.
Objet de controverse, de provocations ou parfois de bonne volonté, l’image de cette statue, ainsi que d’autres sculptures coloniales, a été détournée dans les œuvres de Locke. On retrouve l’image de la Reine Victoria, ainsi que celle de Churchill, bariolée sur les drapeaux de la Procession. Symboles de l’héritage colonial, ces monuments cristallisent les rancœurs et les haines, et leur pérennité est désormais questionnée.

Hew Locke est né en 1959 à Edinburgh, et a passé une grande partie de sa vie en Guyane. Son œuvre se retrouve dans de nombreuses collections, dont Le Pérez Art Museum à Miami, La Tate Gallery, Le Metropolitan Museum of Art, New York, ou Le Victoria & Albert Museum, Londres. The Procession apparait comme l’un des travails les plus aboutis et les plus complets de sa carrière. Une visite incontournable à voir et à revoir jusqu’en janvier 2023.
Tate Britain, Millbank, London SW1P 4RG
du 23 mars 2022 au 22 janvier 2023
Entrée libre, réservation nécessaire sur https://shop.tate.org.uk/ticket
[1] « What I try to do in my work is mix ideas of attraction and ideas of discomfort – colourful and attractive, but strangely, scarily surreal at the same time.”