Art Now Danielle Dean

Art Now Danielle Dean, un conte philosophique esthétique et actuel, à la Tate Britain, Londres, jusqu’au 8 mai 2022

Aux frontières du réel

Le programme Art Now de la Tate Britain nous présente ce printemps un conte troublant écrit et mis en scène par l’artiste anglo-américaine Danielle Dean. Quatre écrans posés au sol font défiler le quotidien de deux femmes et deux hommes. Nous sommes chez eux, dans leur intimité. Depuis leur cuisine, sur leur canapé, ils nous parlent de leur rapport au travail.

Nous sommes en pleine pandémie, et ceux qui le peuvent travaillent de la maison. L’écran est omniprésent, et la frontière entre vie privée et vie professionnelle s’est estompée. Nos quatre protagonistes obéissent, las mais résolus, aux consignes qui leur sont données à distance. Leur vie entière est téléguidée par l’entreprise : Amazon, une société dirigée par Danielle Dean, caricature de femme d’affaires déconnectée de la vie quotidienne.

Amazon travaille pour la science et encadre la vie de ses employés. Dans ce monde absurde, elle leur fournit par palettes des boîtes de pêches en conserve. Elle leur demande d’apprendre la danse carrée (square dance). Ces acteurs qui n’en sont pas, ne sortent pas de chez eux. Chaque jour se ressemble, sans fantaisie ni distraction.  

Derrière les quatre écrans figure un paysage animé inspiré par Fôrdlandia et imaginé par l’artiste. Elle y a peint à l’aquarelle un nature luxuriante, inspirée des vieilles publicités pour les voitures Ford Lincoln, 1950 et Lincoln V-12, 1955. Devant les écrans, des sculptures végétales, qui ont poussées sur (grâce à ?) de gros serveurs de données.

Danielle Dean, photo fournie par l’artiste

Amazon navigue entre fiction et réalité. Danielle Dean s’inspire de faits historiques et actuels, mélange la matière organique à la matière électronique, et nous propose à travers différents supports un conte troublant. Dans un espace-temps figé, l’installation de l’artiste se fait le miroir de nos vies post-pandémie et nous interroge sur notre rapport au travail, à la technologie, et plus globalement à l’impact du système capitaliste sur nos vies et notre environnement.

Henry Ford au Brésil ou l’échec d’un système occidental en terres inconnues

L’histoire d’Amazon commence avec Fôrdlandia, une ville créée par Henry Ford en 1928 en plein cœur de la forêt amazonienne. Alors que Danielle Dean explore les archives de la société automobile, elle découvre ce projet fou initié par l’homme d’affaires. Celui-ci, souhaitant internaliser la production de caoutchouc naturel utilisé pour la fabrication de ses pneus, décide de créer une plantation au Brésil.

Une cité ouvrière sort rapidement de terre, et recrute ses employés au sein de la population locale. Ford réplique son modèle économique américain en dépit du climat, de la géographie et des connaissances locales. Les ouvriers brésiliens travaillent aux mêmes heures que leurs homologues de Detroit (Michigan, USA), alors que la chaleur est insoutenable. Leurs libertés sont réduites (interdiction de boire et de fumer) et leur alimentation contrôlée (la société leur fournit des hamburgers, auxquels ils ne sont pas habitués).

Bientôt, les ouvriers se rebellent, et la plantation ferme en 1934. Le projet est un échec complet, d’autant plus que les caoutchoutiers n’auront que peu produit, rapidement attaqués par la rouille et les insectes. Les ingénieurs américains méconnaissaient ou n’avaient pas suffisamment considéré la botanique tropicale.

Les « Turks », ces travailleurs isolés et invisibles

La ville de Fôrdlandia est aujourd’hui presque abandonnée, et quasiment en ruines. Il subsiste toutefois de ce projet industriel et colonialiste les images d’archives d’Henry Ford, que Danielle Dean distille au long de son film. Les séquences en noir et blanc dans laquelle des ouvriers amérindiens brésiliens travaillent sous le soleil dessinent un parallèle avec les quatre protagonistes d’Amazon.

Ceux-ci travaillent pour Amazon Mechanical Turk (AMT), un site internet instauré en 2005 par la société de e-commerce Amazon. Cette plateforme promet l’accès à une force de travail disponible à la demande sept jours sur sept, 24 heures sur 24, dans le monde entier. Elle permet à des particuliers et des entreprises de sous-traiter certaines tâches qui ne peuvent être réalisées par des machines, telles que des sondages ou des recherches. Lorsque l’Intelligence Artificielle fait défaut, un humain, quelque part, prend le relais, et réalise le travail demandé. Ces millions de « HITs » (Human Intelligence Tasks – Tâches réalisées par l’intelligence humaine) viennent alimenter une immense base de données, qui permettent à leur tour d’améliorer les algorithmes des entreprises et d’accélérer le développement de l’apprentissage automatique par les machines ( machine learning ).

La ligne d’assemblage industrielle se fait désormais virtuelle et globale. Les méthodes de travail développées par Ford – division du travail, travail à la chaîne, standardisation des tâches – deviennent source d’isolement, en particulier dans un contexte de pandémie. Dirigés à distance par Danielle Dean, les quatre héros d’Amazon filment leur solitude. Chacun dans son cadre – dans son écran. Cependant, en acceptant de s’exposer, ils acceptent également de briser la mécanique vicieuse de l’isolement.

Heureux de collaborer à ce projet artistique et d’avoir été choisi par Danielle Dean, ils nous parlent de leur routine, de plus en plus déshumanisante et aliénante, et de la raison qui les a conduit à devenir un « Turk » – le nom donné aux travailleurs indépendants d’AMT. Le besoin d’argent suite à la perte de leur emploi, une situation précaire et le besoin de subvenir aux besoins de leur famille les ont amené à prendre pour un temps ce rôle. Le temps s’est fait plus long que prévu, et la répétition de ces tâches absurdes a entraîné une perte complète de sens. Anxiété, dépression, santé mentale au plus bas : « Je deviens un putain d’ordinateur » ( I am turning into a fucking computer ).

Retrouver le sens

Amazon nous interroge sur le futur du travail et de l’entreprise. Un travail qui ne permet pas de temps de réflexion, d’échanges et d’organisation peut-il être durable ? Une entreprise qui exploite le travail d’individus isolés et disséminés est-elle pérenne ? En écoutant les protagonistes de Danielle Dean, il semble que non.

Ce qu’ils mettent en relief, c’est le besoin de solidarité et de s’unir en une voix commune. Pour cela, il faut du temps, et des moyens. C’est ce à quoi contribue Turkopticon, une organisation à but non lucratif gérée par les travailleurs eux-mêmes.[1] Fondée en 2010, sa mission est d’améliorer les conditions de travail des travailleurs d’AMT, et de s’assurer que ceux-ci sont traités équitablement et dans le respect des lois. Les entreprises inscrites sur AMT et faisant appel aux travailleurs sont ainsi notés et les salaires rendus publics. Turkopticon espère ainsi créer un cercle vertueux dans lequel le travail est rémunéré à sa juste valeur et les Turks rendus visibles et appréciés pour leur contribution ( “Low cost, high quality” is a myth; you must pay for quality).

Des travailleurs qui reprennent le contrôle, et une nature qui reprend ses droits.

Amazon s’achève par l’incendie de l’usine imaginée par Danielle Dean et par la destruction du paysage. Un sinistre écho à la déforestation de la forêt amazonienne – le nombre d’arbres coupés en janvier 2022 est cinq fois plus important qu’en janvier 2021. C’est une zone de 430 kilomètres carrés qui a été rasée en un mois, soit sept fois la taille de Manhattan, New York City. Ce qui signifie moins d’absorption de CO2, une réduction des ressources exploitables par les communautés locales et la mise en danger d’espèces animales.[2]

La nature est toutefois résiliente, comme nous l’expliquait récemment Cal Flyn, l’auteure récompensée de Islands of Abandonment – Life in a Post-Human Landscape.[3] Les forêts peuvent se régénérer, si les humains leur en laissent le temps.

Dans les dernières séquences d’Amazon, nos héros claquent la porte et s’en vont, ils sortent de l’écran et retrouvent le chemin de la vie « réelle ». Des fleurs repoussent. Pas tout à fait les mêmes, transformées par les actions de l’homme, mais bien vivantes. Le monde perturbé reprend son visage habituel. Jusqu’à la prochaine secousse.

Art Now est un programme initié par la Tate Britain mettant en avant les œuvres d’artistes émergents. Depuis les années 1990, Art Now a permis de révéler de nombreux artistes, tant sur la scène anglaise qu’internationale.

Art Now: Danielle Dean at Tate Britain (5 February –8 May 2022)

Tate Britain, Millbank, London SW1P 4RG

Entrée libre, réservation obligatoire 👉🏻 https://shop.tate.org.uk/ticket/date


[1] https://turkopticon.net/

[2] Georgina Rannard, Amazon deforestation: Record high destruction of trees in January, 11 February 2022, https://www.bbc.co.uk/news/science-environment-60333422

[3] Cécile Faure, De l’abandon au renouveau – en conversation avec Cal Flyn, auteure de Islands of Abandonment – Life in a Post-Human Landscape, 22 January 2022, https://c14media.com/2022/01/22/de-labandon-au-renouveau-en-conversation-avec-cal-flyn-auteure-de-islands-of-abandonment-life-in-a-post-human-landscape/